Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Vous auriez pu lire...

16 avril 2014

Chirac, Mitterrand, Villepin et... La Bruyère

Élire le Souverain idéal.

Tous les sept ans, désormais tous les cinq, la même obsession : qui est digne du pouvoir ? qui est cette personnalité providentielle, d’abord tête d’affiche puis tête à afficher que l'on place à la tête du pays ?  

La Bruyère se posait cette question dès 1688. Qu’est-ce qu’un Grand Roi ? A la lecture de ce fragment 35 des Caractères, le Souverain - le Roi, Prince ou Président - semble se morceler dans l’Histoire de notre Vème République.

 


Les Caractères, Jean de La Bruyère, Du Souverain ou de la République, 35 (extrait)

 Que de dons du ciel ne faut-il pas pour bien régner ! Une naissance auguste, un air d'empire et d'autorité, un visage qui remplisse la curiosité des peuples empressés de voir le prince, et qui conserve le respect dans le courtisan ; une parfaite égalité d'humeur ; un grand éloignement pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour ne se la permettre point ; ne faire jamais ni menaces ni reproches ; ne point céder à la colère, et être toujours obéi ; l'esprit facile, insinuant ; le cœur ouvert, sincère, et dont on croit voir le fond, et ainsi très propre à se faire des amis, des créatures et des alliés ; être secret toutefois, profond et impénétrable dans ses motifs et dans ses projets ; du sérieux et de la gravité dans le public ; de la brièveté, jointe à beaucoup de justesse et de dignité, soit dans les réponses aux ambassadeurs des princes, soit dans les conseils ; une manière de faire des grâces qui est comme un second bienfait ; le choix des personnes que l'on gratifie ; le discernement des esprits, des talents, et des complexions pour la distribution des postes et des emplois ; le choix des généraux et des ministres ; un jugement ferme, solide, décisif dans les affaires, qui fait que l'on connaît le meilleur parti et le plus juste ; un esprit de droiture et d'équité qui fait qu'on le suit jusques à prononcer quelquefois contre soi-même en faveur du peuple, des alliés, des ennemis.


Une « naissance auguste, un air d’Empire et d’autorité » ? Dominique de Villepin surgit de Quai d’Orsay. « Vlon », une stature, un éclat. On envie l’assurance, la démarche. Le premier trait de La Bruyère se dessine. Une « raillerie piquante » ? On dénonce le culte de la petite phrase. Mais admettons-le avec, on cherche le « off » : « ou assez de raison pour ne se la permettre point ». Le Prince doit penser la raillerie, pas la dire. C’est cela, l’esprit. Et parfois malgré tout, l’on cède, on jubile devant François Mitterrand : « Mais vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier Ministre…». On sourit. On se reconnaît dans cet art tout Français du cynisme politique. Hypocrite, manipulateur ? Mais quel art du verbe !

Cependant le Prince doit sérieux ; c'est le « jugement décisif dans les Affaires » : on se souvient des applaudissements de l’ONU. Voilà ce que l’on veut : de la fermeté. « You want me to go back to my plane ? » Jacques Chirac s’emporte. On loue le caractère, un « jugement ferme, solide » dit La Bruyère.

Bien entendu on rêve d’intégrité, on attend un Prince dont on pourrait dire qu’« on le suit jusques à prononcer quelquefois contre soi-même en faveur du peuple ». C’est  l’« esprit de droiture et d’équité ». Malheureusement L’expérience le range du côté des vœux pieux. Il y a les Affaires. Toujours les Affaires, Pasqua, Cahuzac, Tapie, la liste est longue. Nous nous y habituons... Nous devons attendre et tromper notre impatience car ils sont humains, profondément humains. Trop humains si l'on se veut nietzschéen. Mais lorsque la faille s’ouvre de manière trop béante, comme cela se produit inévitablement, alors vite, on crie au changement !  Honte, infamie ! le Président est indigne ! Vite, des élections !

Nicolas Sarkozy ? Trop survolté. On cherche la « parfaite égalité d’humeur »… « Ne faire jamais ni menaces ni reproches » ; « Ne point céder à la colère »…  « Casse-toi, Pauvre con !». Trop grossier, trop impulsif pour un peuple si mesuré. Et surtout… Trop petit ! Nous qui sommes si grands. Alors qu’Obama, lui, suscite « la curiosité des peuples empressés de voir le Prince » ! Le Prince idéal de La Bruyère aurait été sous le feu des « selfies »…

La « personne qu’on gratifie » ?  Bigard devant le Pape... Attention aux choix du Prince.

Vite, changeons-le donc, vite, un Président normal. Mais attention, nous ne le voulons pas comme nous, nous le voulons comme nous rêvons d’être nous-mêmes ! Normal, mais pas normal-mou ! pas normal-normal, pas normal-cravate de travers ! Non, normal-séduisant, normal-élégant, normal-brillant, normal-comme le fantasme de nous-mêmes, en somme. Surtout pas froid non plus, ah ! non, foin des Jospin, des Juppé ! Comme nous nous rêvons, vous dit-on ! nous qui sommes si « propre[s] à nous faire des amis »… Il lui faut l’esprit du barbecue du dimanche et la philosophie du sage : l’« esprit facile », un « cœur ouvert (…) dont on voit le fond », - qu’il aille jouer de l’accordéon et déjeuner avec les Français - mais en même temps, « profond et impénétrable ». La moue de Mitterrand, le regard vers le ciel. Ce n’est quand même pas si compliqué… A cette condition, nous dit La Bruyère, le Souverain sera « digne du nom de Grand ». Digne de l’électeur.

Alors qui est-il ce Grand Homme, sinon l’image que le citoyen se fait de lui-même ? « L’État, c’est moi », c’est terminé. Désormais, le citoyen veut pouvoir dire : « le Président, c’est Moi ». Voilà l’acte de naissance du bulletin de vote narcissique. Dieu a créé l’Homme à son image ? Grand bien lui fasse, nous, nous voulons un Prince à la nôtre. Ou plutôt non… à l’image déformée que nous nous faisons de nous. L’idée du Prince nous fait nous rêver autres que nous sommes. Et depuis La Bruyère, le Prince idéal a peu changé… il reste une Idée. Une Idée que l’on se fait de soi-même. Et qui n’existe pas. D’ailleurs le moraliste concluait déjà : « il faut que trop de choses concourent  à la fois, l’esprit, le cœur, les dehors, le tempérament ». Décidément trop humains.

Publicité
Publicité
Vous auriez pu lire...
Publicité
Archives
Publicité